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Nous devons tout faire pour nous assurer que les Palestiniens ne reviendront jamais. Les vieux mourront et les jeunes oublieront.
Mémoires, David Ben Gourion.
Deir Yassine, 9 avril 1948, 10 heures du matin
Non, Leïla n'avait pas rêvé.
L'opération Nachson, du nom du personnage biblique qui aurait franchi le premier la mer Rouge lors de l'Exode d'Égypte, venait de commencer. Cent trente-deux hommes appartenant à l'Irgoun et au groupe Stern[107] prenaient position autour de Deir Yassine.
Une voix arabe cria : « Yahoud a’leïna ! Les Juifs arrivent »
En effet, venant de deux directions différentes, par le sud et par le nord, les commandos étaient en train d'investir le village.
– Que se passe-t-il ? s'écria Loubna Tarboush, les yeux dilatés par la peur.
– Je... je ne sais pas, bredouilla Marwan.
Karim, lui, avait compris. Il dégaina en hurlant :
– Les enfants ! Protégez les enfants !
Leïla, revenue de la cuisine, se rua sur son frère et sa sœur et les attira vers la chambre à coucher.
– Sous le lit, commanda Karim, cachez-vous sous le lit ! Sous les tables !
Il courut se poster près d'une fenêtre, l'arme au poing. Son ami Kassem fit de même.
À quelques mètres de l'entrée de Deir Yassine, la voiture blindée porteuse d'un haut-parleur s'était échouée dans un fossé coupant la route du village.
– Tant pis ! gronda Giora, le chef du commando de l’Irgoun, l'intention de les prévenir était là.
Il cala sa mitrailleuse et tira le premier.
– Yahoud ! Les Juifs !
Le cri se répercuta dans les ruelles du village encore endormi comme l'écho d'un tocsin.
Les fenêtres de la maison des Tarboush volèrent en éclats. Un morceau de verre taillada la joue de Loubna qui vit son sang jaillir par jets. Elle n'eut pas le temps de prendre conscience de sa blessure qu'une balle lui trouait le front. Elle s'écroula comme une poupée de chiffon.
À l'extérieur, les Arabes s'étaient ressaisis et la bataille faisait rage. Le commando parut déconcerté. Jamais il ne se serait attendu à une telle résistance. Il ne lui fallut pas moins de deux heures pour atteindre le cœur de Deir Yassine. Personne ne semblait avoir imaginé qu'il eût été aussi difficile de s'emparer d'un village de paysans. Une sorte d'hystérie s'empara du commando, alors même que la résistance à leurs assauts commençait de faiblir. Dans un mouvement frénétique, les hommes s'élancèrent en tirant dans tous les sens.
Un couple de jeunes mariés et trente-trois de leurs voisins furent jetés hors de chez eux, alignés contre un mur et mitraillés à bout portant. La voisine des Tarboush, enceinte de huit mois, fut arrachée au cadavre de son époux. Un combattant lui ouvrit le ventre et sortit l'enfant de ses entrailles.
Ces scènes d'effroi se reproduisirent encore et encore. Viols, boucherie. Spectacle qu'aucun mot n'eût pu décrire. Près de vingt-cinq hommes interpellés chez eux furent chargés dans un camion, emmenés dans une carrière et abattus de sang-froid.
Arrivé au milieu de la matinée, Mordechaï Raanan, le chef de l'Irgoun de Jérusalem, décida de raser les dernières maisons où les Arabes résistaient encore. Pour ce faire, il recourut à la technique utilisée par son organisation contre les postes de police britanniques et fit dynamiter systématiquement tout bâtiment d'où partaient les coups de feu.
Peu après midi, une chape de plomb s'abattit sur Deir Yassine. D'un village souriant la veille il ne restait désormais que des ruines.
Et cent sept cadavres.
Karim battit des paupières.
Du revers de sa manche, il essuya partiellement la poussière et le sang qui maculaient son visage et examina le décor autour de lui.
De la maison des Tarboush ne subsistaient que deux pans de mur. Il se redressa doucement. Le mouvement lui arracha un cri de douleur. Une balle s'était fichée dans sa cuisse. Une autre à hauteur de sa hanche. Il n'en avait même pas senti l'impact.
Sous des gravats, il aperçut le corps sans vie de Marwan Tarboush couché sur celui de sa femme.
Où était Leïla ? Et Kassem ? Les enfants ?
Dans un effort surhumain il essaya de ramper vers ce qu'il restait de la chambre à coucher, mais un voile opaque recouvrit ses yeux, et il bascula dans un abîme profond comme la nuit.